« Moi, Sire, je pense aux oubliées. »

Coup de projecteur sur un angle mort de la Fête du Travail

Fati Hassane
3 min readMay 1, 2021
Photo by Scott Umstattd on Unsplash

Aujourd’hui, devant le défilé des travailleurs, je pense aux femmes de par le monde, écrasée par le poids du travail domestique, “invisibilisé” mais indispensable.

Ce travail qui a permis à Adam Smith d’écrire sur la main invisible du marché, sans se demander quelle main préparait les repas qui lui étaient servis, et lavait les vêtements qu’il portait. (1)

Ce travail invisibilisé, qui a permis à tous les grands hommes de l’histoire de faire des découvertes, de conquérir des territoires, de devenir des pères comblés, de repenser le monde… et de retrouver le soir un plat chaud et des draps propres.

Ce travail oublié des statistiques nationales, ignoré dans les calculs du PIB mais nécessaire à la bonne marche de l’économie mondiale.

Je pense aux Japonaises qui, mécontentes des dix jours de congés offerts par l’Empereur à l’occasion de son accession au trône, soulignent que cela représente pour elles dix jours de travail qu’elles passeront à la cuisine, leurs époux étant à la maison.

Je pense aux Nigériennes de tout âge qui se réveilleront avant l’aube tous les jours pendant le mois de Ramada pour préparer des repas pendant que dorment un peu plus longtemps les hommes et les garçons de la maison.

Je pense aux Sahéliennes qui parcourent des kilomètres tous les jours à la recherche d’eau potable.

Je pense aux étudiantes, aux fonctionnaires, aux commerçantes, aux cultivatrices, aux travailleuses du secteur privé qui en plus de leur études ou de leur emploi doivent gérer seules la garde des enfants, l’hygiène de la maison et la préparation des repas.

Qui a défini le travail ? Des hommes comme Adam Smith et David Ricardo qui étaient aveugles aux longues heures de travail dévoué fourni par sa mère (pour l’un) et par son épouse (pour l’autre).
Dans quelques générations, si l’être humain est encore présent sur terre, nos descendants étudieront avec une curiosité scandalisée nos mœurs et nos valeurs.

La plupart d’entre eux diront que s’ils avaient vécu à cette époque, eux se seraient révoltés contre le sort réservé aux femmes. Et pourtant nous savons qu’ils auraient fait comme la majorité de ceux qui me lisent. Les hommes se seraient accrochés à leur privilège, la plupart passivement, par aveuglement et par paresse intellectuelle, quelques-uns activement, avec force dogmes et proverbes, traquant celles osant sortir du rang pour s’assurer de les renvoyer promptement vers la cuisine. La plupart des filles et des femmes, comme celles qui me lisent, auraient simplement accepté leur sort, « parce qu’il en a partout et toujours été ainsi » (faux), certaines tirant même fierté du fait qu’elles accomplissent ce travail de manière tout à fait invisible, sans un bruit et sans déranger ceux qui, eux, ont droit au monde, au repos et aux loisirs. Elles auraient cherché le moyen de s’octroyer un sort un peu plus enviable que la voisine dans ce système qui n’a été ni conçu ni pensé pour elles, oubliant qu’en cas d’accident de parcours, ce travail, ce temps et cette énergie qui ont été investis par elles, parce qu’invisibles, ne seront jamais valorisés. Demandez aux veuves, aux divorcées et aux répudiées.

Un autre monde est-il possible ?
Bonne Fête du Travail aux oubliées.

Soundtrack : « It’s a man’s man’s man’s world. » — James Brown

(1) Cf « Le dîner d’Adam Smith » de Katrine Marçal

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Fati Hassane

“I stood at the border, stood at the edge, and claimed it as central.” Stories in good French and decent English.